Elle allait le tuer. Pris d'une conscience soudaine sous la pression de l'attente, les pieds du brun se mirent à faire les cent pas devant la porte de l'appartement. Son appartement, son appartement à elle. Elle. Bon sang, elle allait vraiment le tuer, hein ? Elle aurait tous les droits de le faire, au fond ; il était prêt à lui fournir lui-même la kalachnikov si elle le souhaitait. La bombe nucléaire, le bassin d'acide, le champ de mines, n'importe quoi. La matraque, la catapulte, la hache, le sniper, cet espèce de truc rond avec des piques au bout comme on n'en voit que dans Game Of Thrones. Il voulait faire les choses bien cette fois-ci, rien qu'une petite fois. Assumer comme un grand devant elle la connerie monumentale qu'il avait fait des années plus tôt. Sa respiration s'accéléra soudainement ; il laissa son dos se plaquer contre le mur le plus proche pour tout récapituler dans sa tête. Concentration, Kenny, ta seconde chance, elle était derrière ce numéro là. Enfin, ta seconde chance trois quarts. Parce que comme un idiot, monsieur avait refoutu les baskets déjà bien bousillées dans le plat. Ça avait été stupide de penser qu'il pouvait juste la surprendre comme ça dans la rue, comme si de rien n'était, cinq ans plus tard. Comme si l'instant où elle le verrait, BAM, Alzheimer total à la Nicholas Sparks. Sans l'accident de voiture ni l'ex-fiancé pourri qui revient ; juste elle, et lui. Là encore, elle avait eu tous les droits de les laisser Kira et lui en plan. De toute façon, elle avait toujours raison, c'était affolant chez Joe. Pas parce qu'elle était plus intelligente que la moyenne, ça c'était qu'un détail pour lui. Non, elle faisait partie de ces gens qu'il avait à force élevés au rang de référence. Et dans sa tête, elle n'avait jamais tort. Si elle décidait qu'ils étaient une mauvaise idée, c'était son choix. Prenant son courage à deux mains, il se décolla du mur dans lequel il aurait voulu se fondre pour se planquer. Il toqua au battant une fois, deux fois, trois foi... « Joe, attends ! » BAM. Il était là son choc. Ce n'était pas un accident de pare-chocs, ni même une massue, et encore moins cet espèce de truc rond avec des piques au bout. Pas de sniper, pas de bassin d'acide, même pas de catapulte. C'était une micro-seconde d'elle et une foutue porte dans la tête. C'était un choix qu'il ne voulait pas accepter. C'était s’époumoner sur son prénom et cogner des poings pour la convaincre que pour une fois, oui, elle avait tort.  

Neurosciences. Neurosciences. Neurosciences. Ken. Eh merde ! Joe se passe les mains sur le visage, désespérée. Arrête Joe, arrête. Arrête de te faire du mal comme ça, arrête d'y penser, faut l'oublier. Et pourtant... chaque fois qu'elle le croise au loin dans la rue, chaque fois qu'elle entend son nom dans la bouche de ses amis communs, chaque fois qu'elle revoit leurs photos... Elle n'y arrive pas. Elle ne peut pas. Non, elle ne peut pas l'oublier. Elle ne peut pas simplement le rayer de sa vie comme si de rien n'était. Deux ans d'idylle, c'est quelque chose que l'on n'oublie pas. Un premier amour, c'est quelque chose que l'on n'oublie pas. Son âme soeur, c'est quelque chose que l'on n'oublie pas. Assise à la table du salon, elle joue avec son stylo en regardant le ciel bleu par la fenêtre, incapable de se concentrer. Il fait beau aujourd'hui... Et elle reste là, à travailler inefficacement, ses pensées tournées vers celui qui ne les mérite pas. Soudain, on frappe à la porte. Surprise, elle se lève et va ouvrir. Autant vous dire que les cinq secondes qui lui aura fallut pour ouvrir la porte, se rendre compte de qui était sur le palier, puis la claquer au nez de celui-ci, auront été les plus longues de sa vie. Joe, attends ! La voix de Kennedy, qu'elle appelait Ken à l'époque alors qu'il avait horreur de ça, reste gravée dans son esprit alors que la jeune fille ne bouge plus, le regard fixé sur le bois de la porte, là où juste derrière se trouve le visage de son ex-petit ami, celui qui l'avait abandonnée, trahie. Elle met quelques instants avant de reprendre totalement ses esprits puis fait demi-tour en direction de sa chambre. Là, elle claque la porte et s'y adosse, paniquée. Elle ne veut plus se retenir de pleurer, plus maintenant. Alors elle glisse jusqu'au sol et laisse les perles salées dévaler ses joues. Que fait-il là ? Pourquoi, des mois après leur dernière "entrevue", refait-il surface comme par magie sur le seuil de leur appartement ? Vient-il s'excuser ? Veut-il tout recommencer ? Vient-il réparer les pots cassés ? Mais est-ce possible ? Tant de questions, trop de questions. Joe claque des dents et tremble, presque envahie par la panique. Mais ce n'est pas la panique, non. C'est bien plus que ça. C'est tout simplement la réalité qu'elle n'a jamais voulu accepter. La peur de recommencer. Et même si elle ne le sait pas encore, qu'elle aura sans doute du mal à accepter, c'est bel et bien le retour de son bien-aimé.

Peut-être que le chiffre deux avait une signification particulière ; peut-être que non. Pour lui, ça se valait. Deux, c'était bien, c'était pair, ça sonnait joli à l'oreille. Deux, c'était souvent un nombre suffisant - ni pas assez, ni trop. Deux, c'était le nombre d'années qu'ils avaient passées ensemble. Deux, c'était le nombre d'heures perdues à s'engueuler. Deux, c'était le nombre de minutes qu'il avait passées devant la porte à attendre un miracle. Un signe, une pancarte lumineuse, n'importe quoi, n'importe qui, quelqu'un là-haut qui se serait dit "allez, rien que pour l'effort, je te la ramène, t'as bien bossé, tu le mérites.". Le problème était bien qu'il ne la méritait pas, et que personne dans l'univers n'aurait eu la jugeote de ramener une fille comme Joe vers un gars comme lui. Mais ça, dans sa tête, ça ne passait pas. Dans ses mains non plus ; la rengaine était la même : frapper quatre fois, en attendre deux. Encore deux. Deux petites secondes de plus allaient le rendre fou. Finalement, il abandonna l'espace d'un instant, posant sa tête contre la porte. Parler face à face était compliqué. Il fallait avoir les tripes de pouvoir confronter le regard, la gestuelle, le jugement. Mais jamais personne ne lui avait dit comment il était censé parler à une porte. Une foutue porte dans la tête. Deux secondes d'elle. Deux. Impossible. « JOE » Et c'était reparti de plus belle. Les poings, la porte, son nom. Toujours dans le même ordre, infiniment rangé pareil. « Joe, bon sang, ouvre cette porte s'il te plait ... » La fatigue était l'ennemi numéro un de l'acharnement, et il était exténué. Fatigué de crier, fatigué de frapper alors que la partie lucide de son cerveau avait décemment entendu les pas de Joe s'éloigner de la porte, fatigué de ne pas réussir à l'effacer de sa mémoire. Non, ce n'était même pas dans sa mémoire qu'elle était. Elle, elle était encore mieux planquée. Dissimulée à l'extrême, gravée au millimètre près dans la seule partie humaine capable d’accueillir, mais jamais de laisser partir : le cœur. Il savait qu'elle était quelque part là dedans, il le sentait. Le pincement désagréable et constant à gauche, juste derrière l'artère ? Juste là. Et Dieu que ça faisait mal de la sentir essayer de chercher la sortie de secours. Elle devait y aller à tâtons là-dedans, elle devait s'accrocher et emporter des bouts avec elle sans s'en rendre compte. Elle ne se dirigeait pas vers l'échappatoire ; elle le creusait littéralement. Il connaissait le principe, il avait creusé le sien des années plus tôt de la même façon ; au lieu d'y aller gentiment avec la pelle, il avait perforé son cœur à elle à la dynamite. C'était seulement lui rendre la pareil. Reculant vers la cage d'escaliers, résigné, il s'arrêta deux pas plus loin. Deux. Deux essais envolés en fumée. Son téléphone lui apparut soudain comme une évidence. Il pianota sans réfléchir le numéro d'Andy. « Andy, ouais, c'est Kenny. Ecoute, oui ça tient toujours pour les sabres, je t'appelle pas pour ça. Je suis bloqué devant chez toi, Joe refuse de me laisser rentrer, j'ai besoin que tu viennes m'ouvrir s'il te plait, c'est important. » Peut-être que c'était de la triche, sûrement que c'était bas, mais il croyait au chiffre deux et comme disait l'autre : jamais deux sans trois.

Musique sur les oreilles grâce à son casque, il ne fait attention à rien de ce qui se passe autour de lui, bien trop occupé à peaufiner la chanson qu’il a composé l’autre nuit avant de voir Crystie. Il l’a tellement en tête qu’il ne cesse de la jouer, de la fredonner, parfois de la chanter à pleins poumons en oubliant qu’il a des colocataires. Il tient à cette chanson, à ce qu’elle représente, à ce qu’elle raconte. Elle est devenue un peu son titre phare et pourtant, personne ne la connait encore. Une porte claque violemment et il n’y fait pas vraiment attention, c’est un peu récurrent dans cette maison de fous à vrai dire et ça ne le dérange pas vraiment. Il observe Whisjy qui s’est joint à lui pendant que son maître est absent et sagement, il caresse la tête du canidé avant de lui lancer un morceau de sésame grillé au caramel. « On va éviter de le dire à ton maître ! » Il sourit en coin avant de se replonger dans son travail lorsqu’il sent son téléphone vibrer. Il l’attrape rapidement et sourit en voyant le nom s’afficher. « Oh ! Ken-kun ! » Il sourit comme un gamin tout en se tenant à sa guitare de son autre main. « Si tu veux qu’on se voit pour le sp… » Mais non, il lui parle de toute autre chose. C’était ça alors la porte qui a claqué ? Il fronce doucement ses sourcils. « J’arrive. » Il lui raccroche au nez maladroitement avant de se lever pour atterrir rapidement à la porte d’entrer et la déverrouiller afin de lui laisser le champ libre. Il lui sourit et lui donne une accolade amicale avant de se diriger vers la chambre de sa princesse et lorsqu’il l’entend pleurer, il affiche une moue triste pour elle. Mais malheureusement, les chagrins sont parfois nécessaires pour trouver le bonheur. Il se tourne vers Kenny. « Tu sais où me trouver si ça va pas… » Il lui pose la main sur l’épaule avant de repartir vers l’étage.

C'est dur, l'amour, lui avait-on dit un jour. C'est dur, "aimer". Mais au fond, l'amour, qu'est-ce en réalité ? Un sentiment ? Un simple mot ? Un entité ? L'amour, c'est quelque chose d'abstrait, rien qu'on ne peut prouver. L'amour, c'est un mot posé sur un ressenti. L'amour, c'est tout, et rien à la fois. L'amour c'est beaucoup de choses, ou parfois une seule. L'amour, c'est ce qui te fait sourire comme pleurer. En fait, l'amour, c'est bon comme mauvais. Ça te fait planer, mais ça peut aussi te faire t'écraser. Pour faire court, l'amour, c'est la merde. Joe laisse échapper un sourire alors qu'elle prend conscience de son raisonnement, durant ces longues et tristes secondes. Cependant, son rictus s'évanouit bien vite et ses sanglots reprennent le dessus. Elle pleure en silence, Joe. Ce petit bout de femme est discret, elle n'aime pas qu'on la voit ainsi, elle n'aime pas qu'on la voit sans son sourire habituel, ses éclats de rires, ses pomettes creusées. Pourtant, elle est là la vraie Joe. Elle est là, recroquevillée au pas de sa porte, laissant sortir sa tristesse silencieusement et en cachette, blessée, meurtrie. Des éclats de voix lui parviennent et il lui semble reconnaître Andy. Le scénario lui vient vite en tête : son colocataire a sans doute entendu le grabuge et ouvert à ce pauvre Kenny, enfermé à l'extérieur. Putain mais merde Andy, tu pouvais pas le laisser dehors ?! Joe serre les dents. Elle est partagée, tiraillée entre deux envies. L'une serait d'envoyer son ex balader sans même qu'il ouvre la bouche, l'autre serait de l'écouter parler, et s'excuser probablement, et aviser ensuite. Pourtant, elle ne se sent pas d'attaque pour discuter, elle n'est pas prête, pas encore. Peut-être ne le sera-t-elle jamais, au fond... Mais pour le moment, elle ne peut rien faire, pas même se lever. Les jambes recroquevillées contre sa poitrine, ses bras serrés autour de celles-ci, elle fixe sans le voir un point imaginaire devant elle, et elle attend.

Dans sa tête, c'était clair comme du cristal : Cupidon existait. Pas le nain à peine fringué se baladant avec un arc et des flèches en forme de cœur en espérant viser les bonnes personnes au moins une fois sur deux - des vrais phénomènes comme ça, il en avait vu et revu dans des centaines pubs et en avait conclu deux choses. Un les flèches en plastique tirées à bout portant faisaient plus mal que ce qu'il ne pensait ; Deux l'amour, le vrai de vrai, celui avec un grand A bien calligraphié qui avait donné aux plus insensés l'envie de se suicider après un jour seulement d'idylle ne découlait certainement pas de ce genre de personnages. Non, il voyait plutôt Cupidon comme un concept, un petit bout de bonne attention se transmettant d'une personne à l'autre. Un rendez-vous arrangé par une amie, un numéro récupéré sous un faux prétexte, Un mot par si, une qualité glissée par là ... Ou simplement un colocataire qui vous ouvre une porte. « Andy, t'es le meilleur. » Un sourire difficile au visage, il accepta l'accolade de son Cupidon du moment avant de le suivre dans l'appartement. C'était presque malsain, de marcher dans la pièce en sachant qu'elle ne voulait pas de lui ici. Il avait l’impression que la totalité des murs se penchaient en avant pour admirer l'idiot qui marchait vers sa mort. Et ça ricanait, Dieu que ça ricanait. Un rire gras, un rire froid, un rire qui avait eu le temps de faire trois fois le tour de sa boîte crânienne alors qu'il arrivait devant la chambre de Joe. « Tu sais où me trouver si ça va pas… » Hochant positivement de la tête, il fit pivoter ses talons pour se retrouver nez à nez au dernier obstacle qui le séparait de la brune. Soudainement, tout ça lui paraissait être une erreur monstre. Un pas de trop, celui qui allait tout achever. Et si elle ne voulait pas non plus ouvrir la porte de sa chambre ? Et s'il était seulement en train d'empirer la situation ? Et s'il ne lui avait pas laissé suffisamment de temps ? Et si aujourd'hui, maintenant, tout de suite était sa dernière chance de pouvoir recoller les morceaux avec elle ? Trop de si, trop d'inconnues dans cette équation. Sa main se leva pour frapper au battant, avant de se stopper dans l'air, glacée sur place. Là, derrière la porte, il venait de l'entendre. Un son à peine audible, une faiblesse à la limite du remarquable. Un sanglot mal camouflé dans une énième respiration. « Joe ... ?» Autour de lui les rires s'étaient tus, remplacés par ce même son en boucle dans son cerveau. Elle pleurait. Il avait réussir à la faire pleurer. Encore. Mais qu'est-ce qu'il était en train de faire ... « Joe, t'as pas à ouvrir la porte si tu veux pas. » Déglutissant avec difficulté, il se laissa glisser jusqu'au sol, dos plaqué au bois. « Ecoute, je sais que c'est stupide. J'ai été stupide. » Ses yeux fixaient le mur devant lui, essayant de l'imaginer, de la dessiner, d'esquisser ne serait-ce que ses prunelles à elle. « Joe, je sais pas quoi te dire, je sais pas quoi faire. Je suis désolé ... » Sa tête s'enfouit d'elle même dans ses mains. « Je suis désolé, okay ? Je suis désolé d'avoir été aussi con avec toi, je suis désolé de ne pas pouvoir faire plus que de m'excuser, je suis désolé si j'ai pas été ce que tu attendais. » Avait-elle les yeux rouges ? Pleurait-elle encore ? Se sentait-elle aussi mal qu'il se sentait ? « Joe, s'il te plait, dis quelque chose ... »

Il n'y a que deux personnes capables de faire pleurer Joe. Deux. Deux seulement. Deux, c'est peu, mais deux, c'est déjà trop. Joe a pleuré pour sa mère, pour sa maladie, pour la peur, pour la perte. Mais Joe a pleuré pour une autre perte, elle a pleuré pour Ken, à cause de Ken. Elle a pleuré des jours, des nuits, des heures pour lui. A cause de lui. Et voilà qu'après cinq ans, elle pleure encore. Mais pourquoi ? Pourquoi ces larmes ? Pourquoi cette tristesse ? La réponse est simple, et pourtant si dure à comprendre, si dure à accepter, si dure à laisser passer. Joe ... ? Sa respiration s'arrête subitement, elle ne bouge plus, comme pétrifiée par le son de cette voix trop proche, beaucoup trop proche. Tétanisée, incapable de rien, elle se contente d'attendre, encore. Joe, t'as pas à ouvrir la porte si tu veux pas. Non, non bien sûr qu'elle ne veut pas. Alors qu'est-ce que t'attends hein ? T'attends quoi pour dégager ? T'attends quoi pour foutre le camp et emmener tous les souvenirs qui la ramène à toi, hein ? Tu vois pas qu'tu lui fais du mal ? Tu vois pas qu't'enfonces le couteau dans la plaie ? T'es vraiment con quand tu t'y mets. Joe se mord la lèvre, retenant ses larmes à nouveau - ou peut-être des paroles qu'elle regretterait ? Que dire ? Que faire ? Elle ne sait pas, elle ne sait plus, au fond elle n'a jamais vraiment su. Elle a toujours eu tendance à fuir ce genre de situation, et si elle avait pu, elle aurait sauté par la fenêtre depuis longtemps. Cependant, cette situation est différente. Kenny est différent. Les secondes passent, silencieuses, lourdes, longues. Finalement, un bruissement se fait entendre. Un glissement, plutôt. Un doux bruit qui lui rappelle les nombreuses engueulades qu'ils ont eu, lorsque Joe partait s'enfermer dans sa chambre et que Kenny se retrouvait à parler à sa porte comme un idiot pour se faire pardonner. Et ça marchait. Mais aujourd'hui, tout est différent. Tout est bien trop différent...  Ecoute, je sais que c'est stupide. J'ai été stupide. Sa voix... Le jeune femme serre les dents et relève le menton, fixant le plafond en priant pour que les larmes qui inondent ses yeux ne dévalent pas à nouveau ses joues toujours humides. Joe, je sais pas quoi te dire, je sais pas quoi faire. Je suis désolé ... Elle retient un rire plus ou moins nerveux, se mordant la lèvre inférieure de plus belle. Je suis désolé, okay ? Je suis désolé d'avoir été aussi con avec toi, je suis désolé de ne pas pouvoir faire plus que de m'excuser, je suis désolé si j'ai pas été ce que tu attendais. Finalement, Joe abandonne. Elle baisse la tête et les perles salées qu'elle tentait de retenir s'échappent de son regard bleu azur, trouvant refuge après leur chute dans son pull humide à présent. Joe, s'il te plait, dis quelque chose ... Elle craque. Elle craque complètement, et alors que ses larmes deviennent une véritable cascade, elle ne s'en soucie plus et déballe ce qu'elle a sur le coeur sans peser ses mots. Dire quoi Kenny ?! Y'a rien à dire, rien du tout. Sa voix tremble, empreinte d'un mélange de colère, de rancune, de peur, d'incertitude, et tellement de choses encore. Son regard divague rapidement, incapable de se fixer quelque part. Au fond, l'avoir en face d'elle aurait été plus simple, elle aurait pu le pousser, le frapper, ou tout du moins faire quelque chose d'autre que de trembler encore et encore. Qu'est-ce que j'attendais, d'après toi ? Hein ? Une question en suspens, qui laisse place à un court silence, avant qu'elle ne reprenne sur sa lancée. Mais merde Kenny, on avait des projets, des promesses... Et toi t'as... toi t'as tout foutu en l'air comme ça... comme ça... Un geste de la main évasif, la voix qui s'éteint, des pleurs, encore. Elle a mal Joe, elle a mal et elle le montre, pour une fois. Elle le montre parce qu'elle veut qu'il souffre. Elle est égoïste sur ce coup Joe, mais elle veut qu'il ait mal autant qu'elle a mal. Elle veut qu'il sente son coeur être déchiré d'un grand coup, puis le sentir se recoller lentement, doucement, sans jamais vraiment guérir. Puis une fois que c'est fait, que tous les morceaux sont plus ou moins recollés, elle veut qu'il sente ce coup de poignard qui vient tout détruire, tout casser. Et elle veut qu'il sente, qu'il comprenne qu'à présent, on ne peut plus rien recoller...

S'il y avait une seule chose dans ce foutu monde bricolé à l'envers qu'il ne pouvait pas supporter, c'était de voir Joe pleurer. Il détestait la voir pleurer, il haïssait ça au plus haut point. Il détestait l'imaginer là, par terre, remuée de sanglots. Il détestait songer ne serait-ce qu'un instant à quel point ses yeux devaient être écarlates. Il détestait la voir se noyer dans ses larmes. Mais plus que tout, il détestait devoir admettre qu'il était la raison de ce naufrage. De devoir admettre l'espace d'une seconde seulement qu'il aurait mieux fait de rester chez lui et se résigner à ne pas venir lui chambouler sa vie comme ça. C'était égoïste de sa part, c'était à la limite du prétentieux, et pourtant. Si on lui avait donné le choix, là, tout de suite, de pouvoir retourner quelque minutes en arrière, de pouvoir le ramener sur le palier, il aurait toujours tenté de défoncer la porte d'entrée. Parce que c'était comme ça, avec elle. Elle pouvait le repousser, lui crier dessus, le traiter de tous les noms, lui claquer une porte en pleine tête que ça ne changerait rien. Qu'importe ce qu'elle pouvait faire, jamais il n'arrêterait de frapper à sa porte à s'en casser les phalanges. Qu'importe ce qui pouvait advenir, jamais il n'arrêterait de se démener comme un fou pour elle. « Dire quoi Kenny ?! Y'a rien à dire, rien du tout. » Bam. Un énième coup dans le ventre. Il avait été trop occupé à suivre le rythme de ses pleurs pour se rappeler qu'elle pouvait aussi parler, et que ça risquait de faire encore plus mal que la porte. Rentrant la tête dans les épaules, il s'apprêta à anticiper. « Qu'est-ce que j'attendais, d'après toi ? Hein ? » Sûrement plus que ça, que tout ça. Plus il y pensait, moins ça n'avait de sens dans sa tête. Il avait beau retourner tous ses souvenirs à l'envers, en retirer des bouts, en recoller d'autres, en oublier la moitié ; le sens ne le frappait toujours pas. Il n'arrivait pas à mettre le doigt sur ce qui l'avait convaincu de partir. Il n'arrivait plus. « Mais merde Kenny, on avait des projets, des promesses... Et toi t'as... toi t'as tout foutu en l'air comme ça... comme ça... » Les pleurs, encore, toujours. Et ça le tue, là, sur place. Pendant une micro-seconde, il ne sentit plus rien. Il ne savait même pas comment son corps avait trouvé la force de se relever. Il ne savait plus quoi faire, il ne savait plus quoi dire, il ne savait plus. La porte en face de lui le narguait, et il n'avait qu'une seule envie ; pouvoir passer à travers ou la brûler sur place pour la voir, elle. Patientant quelques secondes plus, il finit par laisser ses pieds traîner à reculons. Un pas. Qu'importe ce qu'elle pouvait faire. Deux pas. Deux. Qu'importe ce qu'il pouvait advenir. Se jetant presque vers la poignée, il tenta à tout prix de la clencher. « Tu sais quoi, Joe ? Je ne peux pas te répondre à ça parce que cette décision la ? C'était moi il y a cinq ans. Cinq ans, Joe. Alors s'il te plait, ouvre cette porte qu'on en parle en face. Parce que l'idiot que j'étais il n'est peut-être plus là, mais moi je le suis. Et je te jure que je suis prêt à rester devant cette porte aussi longtemps qu'il le faudra. »

La douleur. La souffrance... Qu'y a-t-il de pire que de souffrir ? Qu'y a-t-il de pire que de se sentir brûler à petit feu à l'intérieur ? Qu'y a-t-il de pire que de sentir son coeur se déchirer encore, encore et encore ? Rien. Rien et parfois, même la mort paraît quelque chose de plus agréable. Il arrive, parfois, que Joe se mette à penser qu'elle aurait mieux fait de ne jamais tomber amoureuse de Kenny. Parfois, elle se persuade que le véritable amour partagé n'existe pas. Parfois, elle perd totalement espoir en un avenir radieux, une histoire heureuse, quelque chose de vrai et durable. Parce que c'était sans doute trop beau pour être vrai... Parce que rien n'est parfait. Parce que la vie est une garce. Mais pour le moment, ça fait mal. Putain oui, ça fait mal. Les souvenirs remontent par vague dans l'esprit de la jeune femme qui tente de les chasser loin d'elle, de les enfermer dans une boîte au plus profond d'elle-même. Tous ces moments heureux qui semblent aujourd'hui entachés, tout ce bonheur disparu, qui lui a été enlevé... Lorsque la poignée s'enclenche, Joe sursaute et son cœur manque un battement. Tu sais quoi, Joe ? Je ne peux pas te répondre à ça parce que cette décision la ? C'était moi il y a cinq ans. Cinq ans, Joe. Alors s'il te plait, ouvre cette porte qu'on en parle en face. Parce que l'idiot que j'étais il n'est peut-être plus là, mais moi je le suis. Et je te jure que je suis prêt à rester devant cette porte aussi longtemps qu'il le faudra. Putain non. Non Kenny, dis pas ça. Kenny arrête ça. Il a trouvé les bons mots, et Joe s'arrête un instant de pleurer. Elle l'aime. Oui elle l'aime, elle est folle amoureuse même. Elle l'aime plus que tout, elle n'a jamais arrêté de l'aimer, au fond. Pourtant, quelque chose noircit ses sentiments. Quelque chose noircit l'image dorée qu'elle a de lui. Et cette noirceur ? Cette noirceur c'est la haine, la colère. Cette noirceur c'est le fait qu'aujourd'hui elle le déteste plus qu'elle ne l'aime. Et cela, cela oui, ça change tout. Les secondes passent, interminables, dans un silence de plomb. Le cerveau de Joe fonctionne à mille à l'heure alors que ses gestes sont lents. Elle se relève doucement, se mord la lèvre inférieure pour contenir ses larmes, puis prend un grande inspiration. Elle ne cherche même pas à essuyer les larmes qui inondent encore ses joues, elle veut qu'il la voit dans cet état là. Elle veut qu'il se sente coupable, encore. Elle veut qu'il ait mal. Alors elle déverrouille la porte, puis l'ouvre doucement, mesurant chacun de ses gestes. Son regard est plus sombre que jamais, brillant, rempli de tristesse et de rancœur. Kenny est bel et bien là, debout face à elle, presque surpris qu'elle lui ait ouvert. Peut-être soulagé, même. Mais non, ne te réjouis pas trop vite Ken, ce qui t'attend ne risque pas de te plaire... Je suis avec quelqu'un, Kennedy. Boum. Une phrase sèche, claire, nette et précise. Et pourtant un énorme mensonge. Mais il l'a cherché, il l'a mérité, alors il va souffrir. La poitrine de Joe tressaute sous la pression des larmes et elle sert les dents pour se retenir de pleurer. Elle n'arrive pas à quitter le regard de son ex petit-ami, de l'amour de sa vie. Elle n'arrive pas à le quitter des yeux, et elle crève d'envie de le prendre dans ses bras, de lui murmurer à quel point il lui a manqué. Mais elle crève d'envie de lui taper dessus, de lui crier dessus, de le pousser hors de l'appartement, de le voir disparaître. Alors elle reste là, son regard empli de larmes plongé dans le sien. Alors vas-t-en. Sa voix n'est plus aussi assurée. Elle se mord la lèvre de nouveau. Juste... juste vas-t-en... Un geste de la main pour lui indiquer de s'éloigner, de s'en aller, de la laisser. Elle détourne le regard, incapable de supporter sa vue plus longtemps, par dégoût comme par envie. Qu'est-ce que ça fait mal putain, d'être tiraillée des deux côtés. Les yeux rivés au sol, commençant sérieusement à trembler, l'étudiante s'appuie d'une main sur l'encadrement de la porte, priant pour que Kenny déguerpisse au plus vite. Car rien de tout cela n'est plus supportable. Car tout cela fait bien trop mal.

Il se souvint à quel point ça faisait mal, de l'aimer. Ça faisait mal, de tomber amoureux. C'était pas pour rien qu'on avait associé le terme à ce verbe là. Il n'y avait rien de pire comme chute, rien d'aussi violent. C'était le courage de sauter dans le vide sans regarder le fond avant, ni se demander lorsqu'on allait atterrir, ou même s'il était possible d'atterrir un jour. C'était oser prendre ce risque en acceptant les doutes et le vertige constant ; la peur permanente de ne trouver en bas que des lames de rasoir. C'était la curiosité de poser un pied au bord, puis de finalement le retirer. C'était plonger la main dans le feu sans être capable de se rétracter. C'était comme se trouver au beau milieu d'un carrefour à l'heure de pointe. C'était se prendre le pare-choc de plein fouet sans broncher. C'était ramasser les morceaux et tout recoller, parfois à l'envers, et retourner au point de l'accident. C'était se tenir une nouvelle fois à ce carrefour, à ce moment précis, sans savoir de quel côté regarder. C'était accepter la prochaine voiture en se disant que chaque instant en valait la peine. Et bon sang, que la prochaine voiture allait le détruire. Kenny, reste pas là. Reste surtout pas là. Tu pourras pas recoller les morceaux cette fois-ci, joue pas au con, t'es plus malin que ça. Mais il fallait croire que, non, il n'était pas aussi sensé qu'il pensait l'être. Ça l'aveuglait, elle l'aveuglait. Il foncerait dans une infinité de murs pour Joe avant de comprendre où elle le menait. Pile au milieu de ce carrefour. Au milieu du même carrefour. Mais ça, encore une fois, il ne s'en rendait pas compte - encore moins lorsqu'elle ouvrit enfin la porte. « Joe ... ». Il se souvint à quel point ça faisait mal, de l'aimer. Ça faisait mal, de la voir. Ses poumons, ses cordes vocales, ses jambes, plus rien ne fonctionnait. Soudainement, tout avait décidé de rendre les armes. Il était laissé là, vulnérable au beau milieu de la route, le cœur en suspens dans la main. Inquiet, il laissa son regard remonter le long des câbles invisibles reliés à l'organe qui palpitait à peine dans sa paume. Au bout de la ligne, elle. Juste elle. Mais au moins, elle était là, non ? Elle avait ouvert la porte. Elle se tenait là, devant lui. C'était une bonne nouvelle. C'était ... « Je suis avec quelqu'un, Kennedy. » ... Tout sauf possible. Kennedy. Elle ne l'appelait jamais comme ça, c'était ça le soucis. C'était bien la seule personne sur Terre autorisée à l'appeler Ken, et c'était Kennedy qu'elle avait choisi. « Alors vas-t-en. ». Qu'est-ce que ... La première partie de la phrase ne le frappa que plus tard. Quelqu'un. Elle et quelqu'un. Un autre. « Tu quoi ? » Elle était là, la voiture. Non. Le poids lourd, la tonne de ferraille. Et d'un coup, la collision. Les pièces métalliques s'ancrèrent dans son flan gauche, lui arrachant les larmes aux yeux. Partout à l'intérieur les éclats explosaient, le verre tranchait, l'essence incendiait. Et au milieu du brasier, il sourit ironiquement. Qu'est-ce qu'elle était intelligente. Tellement intelligente. Elle l'avait borné jusqu'à la fin. Le sourire incandescent se transforma lentement en rire douloureux. Elle avait tiré les ficelles tout du long, s'amusant à inverser la polarité des câbles. Rouge. Vert. Rouge. Vert. Rouge. Elle n'était pas perdue là-dedans. Elle ne cherchait pas à tâtons sa sortie. Elle testait encore moins les fils à couper. Elle avait le détonateur planqué dans la poche arrière de sa tête depuis le début, le doigt sur la gâchette, la cisaille sur le rouge. Elle avait su tout du long comment s'extirper de là. Elle avait juste choisi le moment opportun pour tout faire exploser autour d'elle. « J'te crois pas. ». Quatre petits mots imprégnés de colère, de jalousie, de déni. Même au milieu du carnage, il continuait de marcher pieds nus dans les débris. « Juste... juste vas-t-en... ». Il se souvint à quel point ça faisait mal, de l'aimer. Ça faisait mal, de la voir réussir à s'échapper. « Non. ». Un pas de plus dans les cendres. Un pas de plus dans la braise. Deux pas de plus vers elle. Deux. « J'te crois pas. Redis-moi ça droit dans les yeux. ». Kenny, arrête de t'acharner, t'es déjà brûlé au troisième degré. « Allez, ose me le redire. ». Plongeant son regard droit dans le sien, il oublia la chose la plus importante : regarder dans le rétroviseur. Le carrefour. L'accident. La nouvelle voiture qui fonçait à trois cent à l'heure vers lui. Et là, juste avant le prochain choc, il se souvint.

Il se souvint à quel point ça faisait mal, de l'aimer. Ça faisait mal, Dieu que ça faisait mal.

Tu quoi ? La réponse ne surprend pas Joe. Après tout, il va le prendre mal, c'est le but recherché et ce qu'il va se passer. Finalement, ce n'était peut-être pas la meilleure solution pour le voir s'en aller... J'te crois pas. L'étudiante baisse les yeux et insiste pour qu'il parte, au bord des larmes. Le geste de trop, la demande de trop. Elle a baissé les yeux, il a compris. Il est intelligent, Kenny, mais surtout il la connaît mieux que personne. Il sait qu'elle ment, il le sent, au plus profond de lui, Joe le sait. Mais cela fait si longtemps... Si longtemps qu'ils n'ont pas parlé, qu'ils ne se sont pas vus... Elle a changé, bien sûr que oui elle a changé. Et aujourd'hui, Kenny ne sait plus rien d'elle. Plus rien, elle en est certaine. J'te crois pas. Les mots résonnent dans sa tête, comme un écho. J'te crois pas. Kenny, vas-t-en, s'il te plaît vas-t-en... Arrête de te faire du mal, arrête de lui faire du mal. Arrête ça... Joe respire difficilement, toujours appuyée sur l'encadrement de la porte, incapable de lever de nouveau ses yeux humides et brillants dont les larmes s'échappent, trouvant refuge sur le parquet gris. Non. Un mot, comme une claque, comme une caresse. C'est fou comme ses paroles font autant de mal que de bien. C'est fou comme elle s'énerve et, au fond, se réjouit qu'il reste. C'est fou comme elle se sent déchirée en deux. La haine, l'amour. L'amour, la haine. Et ça fait mal. Ça fait trop mal. Beaucoup trop mal. J'te crois pas. Redis-moi ça droit dans les yeux. Arrête Kenny, non arrête ça, n'avance pas. Non... Trop tard, les deux pas sont faits. Le voilà à quelques dizaines de centimètres de Joe, sa silhouette surplombant la jeune femme fragile, blessée, meurtrie, sans défense. J'te crois pas. Elle pleure Joe, alors que la voix de Kenny passe et repasse dans sa tête. Kenny, son Kenny... Son Ken. Celui qu'elle a aimé, celui qu'elle veut aimer, celui qu'elle aime. Kenny, son premier amour, son seul amour, son véritable amour. Kenny, celui avec qui elle veut passer sa vie. Kenny, celui qu'elle a envie d'embrasser, là, maintenant. Mais Kenny, celui qu'elle hait. Kenny, celui qu'elle veut voir souffrir, celui qu'elle veut voir pleurer. Kenny, celui qui l'a abandonnée. Kenny, celui qui a fait d'elle ce qu'elle est. Elle tremble. Elle tremble comme une feuille, et elle a l'impression que d'ici peu, elle va s'écrouler. Comment les sentiments peuvent-ils faire aussi mal ? Comment l'amour peut faire aussi mal ? Pourquoi la vie est-elle si cruelle ? Allez, ose me le redire. Elle claque des dents. Le stress, la panique, la tristesse, la colère, elle ne sait pas. Elle déglutit et trouve le courage de relever les yeux vers le jeune homme qui, lui, la regarde intensément depuis tout à l'heure. Il plonge alors son regard dans le sien, comme s'il tentait d'y lire quelque chose. La vérité. Voilà ce qu'il veut. Ou tout du moins de quoi se rassurer, sans doute pour vérifier qu'il ne l'a pas perdue à tout jamais. Mais l'a-t-il perdue ? Peut-être. Sûrement. Probablement. Mais Joe le connaît, et il fera tout pour la récupérer. Alors elle puise dans ses dernières ressources pour ouvrir la bouche. Je suis avec quelqu'un, Kennedy. Et elle insiste sur son prénom, appuyant chaque syllabe. Elle sort alors son portable, et en quelques secondes une photo d'elle et Murray, son ex-petit-ami, apparaît. Tous deux sont en train de s'embrasser, complices, heureux. Ou tout du moins, c'est ce que la photo semble montrer. Joe lève alors son téléphone devant les yeux de Kenny, redoutant sa réaction plus que tout. Mais la haine l'emporte sur l'amour, encore, et elle n'a plus de pitié. Et je l'aime. Trois petits mots qui font un mal fou. Trop petits mots qui vont lui faire un mal fou. Ça fait mal de mentir. Ça fait mal de lui faire du mal. Et pourtant, le voir souffrir apporte à l'étudiante une satisfaction malsaine. Mais qui es-tu devenue Joe ? N'es-tu pas cette fille gentille, sociable, douce et pacifiste que ton Ken a connu ? N'es-tu pas cette fille qu'il a aimé ? Si, bien sûr que si... Mais tout ce qu'elle veut, là, maintenant, c'est qu'il s'en aille. Tout ce qu'elle veut, c'est qu'il l'oublie. Alors pour ça, il faut qu'il voit une fille qu'elle n'est pas.

Il y avait tellement de façons de faire mal à quelqu'un. Tellement de façons. Mensonge, cupidité, harcèlement, homicide, sadisme, vengeance ... La liste était longue, beaucoup trop longue ; raturée de partout, brûlée aux extrémités par le poison que les haineux crachaient dessus avec effusion, arrachée par endroits par les victimes décomposées du venin, tâchée, souillée, déchiquetée. Cette liste, il avait à tout prix tenté de l'éliminer de son esprit, en vain. Ce fichu bout de papier increvable était cousu à même la partie la plus sombre de son cerveau, cet endroit colmaté au ciment que la kamikaze de son cœur venait de faire exploser avec elle. Mal, ça faisait mal. Perplexe, il fixa le gouffre béant qui venait de se créer en lui. Trop de sang, ça coulait de trop. Pourquoi est-ce qu'il en perdait autant ? Il avait beau plaquer ses paumes dessus pour contenir l'hémorragie, ça n'y changeait rien - ni à la douleur, ni à l'infection qui s'infiltrait doucement dans la plaie. C'était tellement facile de faire mal à quelqu'un. Plus le temps passait, plus il s'en rendait compte ; et plus ça lui faisait peur. Paniqué, il regarda le liquide cramoisi qui coulait entre ses doigts et venait se loger sous ses ongles. Kenny, respire, t'es pas comme ça. Kenny, réfléchis, c'est pas toi. Perdu dans les yeux de Joe, perdu dans l'incompréhension totale. Ce n'était pas lui. Ce n'était pas elle. Où était-elle passée ? Où allait-il ? A trop se tenir les tripes, il venait de la laisser filer. La colère lui arracha un pincement amer. Mais qu'est-ce qui était en train de lui arriver ? « J'te crois pas. Redis-moi ça droit dans les yeux. » Inconsciemment, elle l'avait fait. Elle venait de faire sauter le verrou des recoins tordus de son esprit à la dynamite. Devant lui, la maudite liste trônait fièrement, inlassablement punaisée au peu de fondation qu'il restait. Il y avait tellement de façons de faire mal à quelqu'un. Tellement de moyens sordides de s'y adonner à cœur joie. Je suis avec quelqu'un, Kennedy. Tellement facile. Tellement de façons de le faire. « Allez, ose me le redire. » Dans les décombres, il avançait. Kenny, arrête. Recule. N'essaie même pas de jeter un coup d’œil à cette liste. « Je suis avec quelqu'un, Kennedy. » Et dans ses veines, ça bouillonnait. Ses poumons, ils brûlaient de devoir respirer la même haine qu'elle lui soufflait au visage. Trop près. Trop près d'elle, trop près de la liste, trop près de la ligne infime entre l'amour et la haine. Trop près, et pourtant trop loin pour la voir danser gaiement de l'autre côté de la frontière. Sans lui jeter un regard, elle sortit finalement son téléphone avant de lui brandir sous le nez. La photo lui flanqua la nausée. A ce moment précis, il aurait tout donné pour pouvoir frapper quelque chose. Pour pouvoir le frapper, lui. « Et je l'aime. » Il y avait tellement de façons de faire mal à quelqu'un. Tellement de façons. Il n'avait juste jamais imaginé que la fille de ses rêves puisse se trouver au bas de la liste. Je suis avec quelqu'un, Kennedy. Et je l'aime. Stop. C'en était assez. Il explosa à son tour. « C'est ça, ton argument ? C'est vraiment ça ?! » Il ne pu contrôler un rire ironique « Je  t'aime ! » répliqua t-il en accentuant le pronom. A bout de souffle, il s'arrêta net dans sa lancée. C'était trop dur. Il savait comment se battre pour elle, pas contre elle. Ça avait été stupide de croire pendant une seconde qu'il avait une chance de s'en sortir comme ça. Il n'avait pas besoin de liste pour calmer sa jalousie. Il n'avait pas besoin d'essayer de marquer autant de points contre elle. Elle voulait le haïr ? Soit. « Tu sais quoi ? T'as gagné, tu peux être fière de t ... » Kenny, qu'est-ce que tu fais. Kenny, la sortie c'est de l'autre côté ... KENNY. Attrapant le visage de Joe dans ses mains, il laissa ses lèvres se presser contre les siennes. Il avait voulu finir sa phrase. Il avait vraiment voulu partir cette fois-ci. Mais une dernière impulsion s'était infiltrée dans son système nerveux, et en un rien de temps, il l'avait assouvie.

Ça fait mal ; mal de lui faire du mal, mal de se faire du mal, mal de le détester, mal de se détester, mal de l'aimer. Elle n'est pas partagée, non, elle est comme écartelée, déchirée, coupée en deux par ses sentiments. Des sentiments contradictoires incapables de se supporter, incapables d'avancer dans la même direction, comme deux aimants qui se repoussent à cause d'une foutue loi physique. Mais là, maintenant, tout de suite, son coeur la pousse à blesser, meurtrir, frapper, faire mal. Vengeance. Voilà le mot qu'elle refuse d'accepter, mais voilà de quoi il s'agit. Vengeance. Un mot dur, violent, comme une claque, comme un coup de poing dans le ventre. Vengeance. Elle n'a jamais été rancunière, et pourtant... Ce qu'elle est en train de faire ne lui ressemble pas. Tout cela, ce n'est pas elle, ça n'a jamais été elle. Allez Joe, reprend toi. Allez Joe, passe au dessus de tout ça. Où est donc passée la jeune femme trop optimiste, souriante, pardonnant le moindre faux pas ? Où est passé la demoiselle qui a supplié un policier de relâcher le voleur de son sac à main ? A-t-elle disparu ? Et je l'aime. Un mensonge, un beau mensonge puisque qu'aujourd'hui Ray n'est plus rien. Au fond, il n'a jamais été grand chose d'autre qu'un ami, quand on y pense... Son cœur n'appartient qu'à un seul homme, depuis toujours. C'est ça, ton argument ? C'est vraiment ça ?! Elle frissonne. Elle n'aime pas qu'il hausse la voix, elle a horreur du conflit, elle n'a pas peur de lui mais le voir s'énerver... Ca lui fait peur. Il ne la croit pas, c'est certain, ça se voit dans ses yeux. Et pourtant... Je  t'aime ! Bam. Elle ne s'y attendait pas. Pas le moins du monde. Et malgré le rire nerveux qui s'échappe des lèvres de Kenny, Joe sent que son cœur vient de battre, une fois. Une seule fois, comme s'il commençait lentement à se réveiller, à se souvenir, se rappeler... Comme s'il sortait d'un profond sommeil, comme s'il commençait à se dégeler, à éprouver quelque chose. Comme si la noirceur qui l'entourait se dissipait peu à peu. Je t'aime. Trois mots lourds de sens. Trois mots loin d'être insignifiants. Joe se fige, elle ne tremble plus et son visage se décrispe. Elle fixe Kenny sans le voir, perdue dans ses pensées, perdue dans son cœur. Elle le sent, qui sort de son coma. Elle le sent, qui reprend vie. C'est infime, mais c'est suffisant pour l'instant. Le jeune homme se stoppe sur sa lancée, net. Alors c'est fini ? Il va partir ? Joe retient son souffle, elle le regarde, le fixe longuement sans se détourner. Lui aussi la regarde, et c'est comme si le temps s'était arrêté. Une pensée traverse l'esprit de l'étudiante. Moi aussi je t'aime. Mais les mots n'arrivent pas à franchir la barrière de ses lèvres muettes. Tu sais quoi ? T'as gagné, tu peux être fière de t ... Ce qui arrive ensuite, elle ne s'y attendait pas. Encore moins que son je t'aime. Elle s'attendait à tout, sauf ça. Et pourtant, elle en mourrait d'envie. Lorsque les mains de Kenny entrent en contact avec son visage, Joe frissonne sous le coup de la surprise et ses yeux s'écarquillent. Les lèvres du jeune homme trouvent alors le chemin de celles de la brune qui, par étonnement ou par envie, ne réagit pas. Arrête de lutter Joe, rend les armes, ça ne sert plus à rien de te battre. Alors elle ferme les yeux, s'abandonnant à cette envie qui la ronge depuis des années, et plus ardemment depuis plusieurs minutes déjà. Ses fins doigts trouvent leur place sur les mains de Kenny accrochées à son visage, et son corps se rapproche de son bien-aimé. Elle craque, elle laisse tomber, l'amour a gagné. La noirceur qui entoure son cœur vole en éclat et disparaît dans une fumée noire, laissant enfin libre le maître de ses sentiments. Elle l'aime. Elle l'aime. C'est indéniable. Alors elle profite de ce baiser, elle le prolonge, et finalement, c'est elle qui l'arrête. Elle se détache de Kenny, puis soudain, elle craque. Elle craque pour de bon, pour de vrai, comme elle l'a rarement fait en présence de quelqu'un. Elle ouvre les vannes, et la revoilà qui tremble de tout son corps à nouveau. Les larmes dévalent ses joues et elle fixe le torse de Kenny alors qu'au fond d'elle, tous ses sentiments remontent à vitesse grand V, faisant d'elle une bombe prête à exploser. Et soudain, elle explose. Ses poings viennent frapper la poitrine du jeune homme avec le peu de force qu'il lui reste alors que ses yeux ne cherchent même plus à retenir ses pleurs. Elle frappe, encore et encore. Et pour accompagner ses gestes, elle se met à crier. J'te déteste Ken, J'TE DÉTESTE ! Pourquoi tu m'as fait ça hein ? POURQUOI ? Pourquoi t'es parti ? Pourquoi tu m'as abandonnée ? T'es qu'un connard, tu m'as laissée, j'te hais ! J'te hais... [...] Elle cri, elle hurle, ou elle en a l'impression, tout du moins. Elle lâche tout, cinq années de mal-être, cinq années de vide, cinq années d'accumulation, cinq années de choses à dire, cinq années à rattraper... Alors elle lui balance tout ce qu'elle a sur le cœur dans l'ordre où les choses lui parviennent. Elle le déteste, elle lui en veut, mais elle l'aime. Elle l'aime de tout son cœur, mais ça elle n'est pas prête de le lui dire.

Il avait oublié ce que ça faisait, de l'embrasser. Il avait oublié à quel point ça lui avait manqué pendant toutes ces années. Ce sentiment à la con, cette impression de planer, cette bouffée d'oxygène, tout. Tout lui avait manqué ; des jambes frêles à la tachycardie. La jolie crise cardiaque que c'était, le sublime raté. L'instant presque imperceptible où, dans un silence des plus parfaits, tout s'arrêtait avant de redémarrer au quart de tour. Quand les organes se rappelaient subitement qu'ils feraient mieux de fonctionner au lieu de fondre sur place comme neige au soleil. Il en avait embrassé, d'autres filles - après Joe, s'entend. Sa mémoire avait essayé de retrouver cette chose, ce truc particulier qui faisait qu'un baiser en était un bon. Il y avait des archives et des archives entières gribouillées de théories sur la question, des plus mathématiques aux plus romantiques. Pour lui, ce n'était ni une histoire d'angle ou d'inclinaison, ni même une affaire de timing. C'était elle. Il y avait ce truc fou qui émanait d'elle, ce petit plus irrésistible qu'il n'avait retrouvé chez personne d'autre. Il avait oublié ce que ça faisait, d'être le spectateur privilégié de cet éclat, d'assister en première loge à la perfection de cette fille là. C'était de l'or brut, ce petit bout de femme. Pas la pierre épurée travaillée nuits et jours. Non. Elle, elle était venue comme ça, avec ses imperfections et sa valeur inestimable. Elle était magique, elle était elle et ça, pas même un million de théories n'aurait pu l'expliquer. Lui-même, il ne comprenait toujours pas comme elle était possible. Dans sa cage thoracique, c'était de la folie pure, de l'adrénaline en concentré, l'arrière goût prononcé de la satisfaction. Il avait oublié ce que ça faisait, de l'embrasser. Il avait oublié la façon dont elle avait l'habitude de mêler ses phalanges aux siennes comme s'il allait la laisser tomber. Encore une fois. A vrai dire, il avait oublié des tonnes de choses sur elle, plus que ce qu'il n'aurait voulu. Comment ses cheveux tombaient le long de son visage, avec quel engouement elle plissait toujours le nez quand elle était énervée, comment, après cinq ans de séparation, elle arrivait toujours à le faire sourire contre ses lèvres. Un sourire furtif, un sourire simple, un sourire réel. Comme si sur sa bouche pouvait se lire un secret que seul lui pouvait comprendre. Elle. Lui. Eux. Et il l'aimait, il l'aimait, il l'aimait ... Incapable d'accepter ne serait-ce que quelques centimètres de vide entre eux, il acheva la distance d'un dernier pas vers elle. Bon sang, elle tremblait. Il ne s'en était même pas rendu compte. Dans sa tête, une farandole de raisons stupides. Il avait fait quelque chose de travers, il ne savait plus comment embrasser, elle avait vraiment un copain et monsieur venait le défoncer, elle avait attrapé une mauvaise grippe et la fièvre était en train de la tuer à petit feu. Ou alors c'était la peste, un truc incurable, un cancer, elle allait faire Satine à la fin du Moulin Rouge. Subitement, elle s'écarta de lui, coupant net en deux son fil de pensées. Les représailles, il les attendait. La gifle, le poing, pourquoi pas encore une porte - il avait compris à quel moment il devait s'écarter maintenant. Mais à sa grande surprise, la brunette eu d'abord un instant de vide. De néant. Une micro-seconde pendant laquelle il eu le temps de décrypter chaque expression qui défilait sur son visage avant de les voir s'échapper une par une dans ses larmes. Pleure pas, princesse, surtout pleure pas. « Hey ... » Ses pouces essuyèrent les perles de tristesse au fur et à mesure qu'elles tombaient. Elle aurait eu de quoi en faire des multitudes de colliers. Des parures entières. Soudain, sans prévenir, elle implosa. Il l'avait sentit venir rien qu'au simple contact de ses joues ; comment d'un coup, il avait de nouveau perdu le contrôle de sa Joe. « J'te déteste Ken, J'TE DÉTESTE ! » Infaillible, il ne laissa rien transparaître des couteaux qu'elle était en train de lancer dans sa plaie comme sur une cible de fléchettes. Un par un, ils venaient tous se planter dans la chair à vif. Il ignorait totalement qu'elle excellait à ce jeu là. « Pourquoi tu m'as fait ça hein ? POURQUOI ? Pourquoi t'es parti ? Pourquoi tu m'as abandonnée ? » C'était des paroles, c'était des coups. Elle y mettait toute sa force, toute sa conviction, et Dieu savait seulement à quel point elle n'en manquait pas. Il l'aimait, il l'aimait, il l'aimait .... L'encerclant de ses bras, il se contenta de se répéter ce même refrain. « Laisse aller, c'est bon ... » Elle avait besoin de se lâcher ? Qu'elle le fasse, qu'elle y plante toute l'argenterie si c'est ce qu'elle voulait. Qu'elle y aille à coup de fourchettes rouillées, qu'elle retourne autant de fois le couteau dans la plaie que le nombre de fois où il l'avait déçu. « T'es qu'un connard, tu m'as laissée, j'te hais ! J'te hais... » Ça durait une éternité. Les martèlements, les insultes, les tremblements, le refrain. Il l'aimait, elle le haïssait, il l'aimait, elle le haïssait, il l'aimait ... c'était une chanson en boucle qui ne semblait jamais atteindre sa fin.

Encore. Encore. Encore plus fort. Vas-y, frappe, frappe de toutes tes forces, fais lui autant de mal qu'il t'en a fait. Fais lui comprendre ce que ça fait. Allez Jordane, allez, vas-y, défoule toi. Elle ne sent plus ses poings, l'étudiante, elle ne sent plus ses doigts. Elle s'épuise, sa force diminue en même temps que la rage sort de son corps de façon violente. Elle a besoin d'ouvrir les vannes, de tout lâcher, de crier, de hurler, de frapper. Elle a besoin de lui balancer tout ce qu'elle a sur le cœur, elle a besoin de lui montrer à quel point elle a souffert, à quel point elle souffre encore aujourd'hui, à quel point il lui a fait du mal. Les barrières sont tombées, les murs se sont écroulés, et voilà qu'elle met ses sentiments à nu après cinq ans. Alors oui, oui elle aurait pu lui gueuler dessus au téléphone, ou même le jour où il l'a quittée. Oui, elle aurait pu le frapper, ce jour-là, lui foutre la raclée de sa vie ou lui piquer une crise. Mais non, elle était restée calme, et elle s'était contentée d'un C'est une blague ?. Elle était restée calme, en apparence. Pourtant, à l'intérieur, ça avait bouillonné. A l'intérieur, elle avait eu envie d'imploser. Mais elle avait enfouit tout cela en elle, comme elle sait si bien le faire, et voilà qu'aujourd'hui tout remonte à la surface. Et le spectacle n'est pas beau à voir. Elle ne sait plus si des secondes se sont écoulées ou bien des minutes, elle a perdu toute notion de temps et d'espace, et lorsque ses dernières forces la quittent, elle s'écroule en avant, recueillie dans les bras de celui qui la sert contre elle. Son odeur, elle l'aurait reconnue entre mille. Et étonnamment, cela l'apaise. Elle tremble encore, mais son cœur ralentit, son souffle aussi. Seules les perles salées continuent de rouler sur ses joues rougies par la colère qui vient d'émaner de son corps, de son esprit, de son cœur. Ça brûle, à l'intérieur. Ça brûle, ce contact. Mais dieu que c'est bon de sentir son torse contre son visage. Dieu que c'est bon de sentir son cœur qui bat. Dieu que c'est bon, d'être dans ses bras... Soudain, tout devient plus clair. Soudain, Joe ne veut plus haïr. Haïr fait mal, haïr lui fait mal, haïr leur fait mal. Et elle souffre sans doute plus de sa propre réaction plutôt que des actions de Kenny. Son cerveau tourne à cent à l'heure alors que doucement, ses idées s'éclaircissent. Elle l'aime. Oui, elle l'aime. Et non, elle ne veut plus jamais le quitter. Ses deux mains qui étaient posées à plat sur le torse du jeune homme remontent dans son cou et viennent s'y accrocher comme à une bouée de sauvetage. Ne me laisse plus jamais tomber Ken, plus jamais... Voilà ce que reflètent ses yeux, lorsqu'elle plonge son regard brillant de larmes dans celui de son ex petit-ami. Voilà ce qu'elle voudrait lui dire, si elle en avait la force. Mais parfois, les mots ne suffisent pas, alors elle se hisse sur la pointe des pieds, ferme les yeux, et pose à nouveau ses lèvres sur les siennes. Dieu que c'est bon de le retrouver.

Ce n’est pas son genre d’espionner les conversations, pas du tout, mais pour le coup, il n’arrive pas faire autrement. Assis tout en haut des marches, il écoute à demi ce que les amoureux se disent. En fait, il n’écoute pas vraiment le contenu de ce qui est avoué, mais plutôt la façon dont ils se balancent les choses. Bon, pour être honnête, contrairement à Avery, il espère les voir à nouveau ensemble. Depuis que Kenny lui a parlé de son envie de récupérer Joe, il le soutient totalement. Pourquoi ? Parce qu’on fait tous des erreurs et qu’on a tous le droit à une seconde chance et il part aussi souvent du principe que si c’est arrivé, alors ça devait arriver. Que ce soit une bonne ou une mauvaise chose. Ce n’est jamais un total hasard dans son monde à lui, mais ça peut de personne arrive le concevoir et il peut relativement bien le comprendre même s’il n’y adhère pas. Un bâillement se fait sentir et lui décroche une grimace parce que sa mâchoire craque d’un coup. Il soupire doucement tout en la massant. Lentement, il se penche en se couchant à moitié dans les escaliers pour les observer et lorsqu’il les voit en train de se bécoter, il trouve ça complètement cute. Sauf que c’est sans compter sur son téléphone qui lui échappe des mains comme un abruti pour finir dans le pot de terre juste en dessous. Il grimace en se cachant contre les marches, mais bien entendu, ça ne sert à rien, parce que non seulement, il a fait du bordel, mais en plus, son téléphone se met à sonner. Il grogne après lui-même avant de descendre promptement pour le récupérer tout en les regardant d’un air d’abruti complètement désolé. « Gomen ne… » Il récupère son cellulaire en soupirant longuement avant de vouloir aller à la cuisine pour s’échapper un peu. « OOOOOOOOOOOOOOOOUUUUUAHHHHHH. » Il gueule comme un putois et part en courant dans le couloir pour venir se planquer derrière eux en tremblant presque comme une feuille. « Y’a une araignée sur le frigo…. » Comme il déteste les trucs comme ça. On repassera pour la discrétion n'empêche...

Un coup, encore un coup, toujours les coups. Elle frappait inlassablement sur son torse comme si elle cherchait à tout prix à incruster ses poings dedans. L'envie de traverser le tissu, l'envie de venir griffer son cœur à vif, l'envie d'y planter les ongles jusqu'au sang, il la sentait - et malgré l'assaut, il la laissait faire. On lui avait dit un jour que l'amour, c'était encaisser les coups ; jusque maintenant, il n'avait jamais pensé que l'expression était à prendre au sens littéral. Mais tant pis, il s'ajusterait. Il ravalerait ses hématomes et la laisserait frapper. Un coup, encore un coup, toujours les coups. Tout ce qu'elle avait retenu, tout ce qu'elle retenait encore, toutes les reproches plantées à la suite dans sa chair comme des clous. « Tout va bien … » chuchota t-il alors que ses mains emprisonnèrent les poignets de la brune. Il n'avait pas l'intention de l'empêcher de continuer de le frapper, mais il avait remarqué. Il avait remarqué les tremblements incessants, les phalanges rouges, l'expression torturée de fatigue. Il avait remarqué qu'elle avait dépassé le stade du simple défoulement, et que la chute serait imminente. Ce n'était qu'une question de temps. Lentement, les impacts se mirent à s'espacer, de quelques secondes d'abord, puis d'une demie-minute. Au bout d'une minute complète, elle rendit les armes. « Je suis là, je suis là ... » Ses mains dessinèrent instinctivement des aller-retours le long de son dos. C'était ces choses simples. C'était pouvoir enfouir la tête dans ses cheveux, et se frayer un chemin jusqu'au creux de son cou. C'était la tenir encore plus près de lui dès qu'il sentait qu'elle repartait. C'était l'avoir là, dans ses bras. C'était plonger son regard dans le sien alors qu'elle le fixait de ses yeux embués. C'était pouvoir l'embrasser, et instantanément réapprendre à respirer. C'était ces choses simples, ces choses trop accessibles pour être véritables. J'te déteste, Ken. Et là, contre ses lèvres, il recommença à douter. Tout était simple, trop simple. C'est ça, ton argument ? T'es qu'un connard, tu m'as laissée. Je t'aime, j'te hais. Un coup, encore un coup, et soudain, un choc sourd derrière eux. « Qu'est-ce que ... » Une paume restée par habitude sur la taille de Joe, il se retourna pour observer le fauteur de trouble. « Gomen ne… » Comme si de rien n'était, Cupidon Jr. récupéra son téléphone avant de disparaître dans la pièce adjacente. Était-il en train de les espionner depuis son perchoir ? Depuis combien de temps ? Un rire nerveux s'échappa de ses lèvres - monsieur prenait son rôle d'ange gardien un peu trop sérieusem ... « OOOOOOOOOOOOOOOOUUUUUAHHHHHH. » Quoi encore ?! « Y’a une araignée sur le frigo…. » C'était la meilleure ... « Andy ? S'il te plait ? » D'un regard insistant, il essaya de lui faire saisir la situation. La tension dans la pièce était revenue, ça se sentait dans l'air. Lourd, étouffant. Les secondes qui défilaient voyaient la magie du moment passé s'écouler avec elles ; un seul regard en biais vers Joe lui avait fait comprendre que les choses sérieuses reprenaient. Ça n'avait été qu'une parenthèse, un malheureux laps de temps perdu, envolé dans le vide. Juste comme ça. Un claquement de doigts, un téléphone tombé, il n'en avait pas fallu plus. Un ami compréhensif qui était reparti à l'étage, un silence de mort, un concours de regards, de circonstances. « Et maintenant ... ? » Une histoire, leur histoire ; je t'aime, j'te hais ; celle d'un garçon qui espérait de trop et d'une fille qui n'y croyait pas assez.

Et puis soudain, tout s'effondre. Qu'est-ce que ... Coloc de choc, paraît-il ? Joe n'accorde cependant que très peu d'importance à Andy qui vient pourtant de faire un boucan monstre. Son esprit est focalisé sur la main de Kenny restée sur sa hanche. Comme avant. Perdue dans ses pensées, figée, le regard fixé sur un point imaginaire devant elle, elle réfléchit. Son cerveau fonctionne à mille à l'heure, analysant la situation, ainsi que tout ce qu'il vient de se passer. A l'intérieur, au fond d'elle, on croirait voir un champ de bataille. Seul un drapeau blanc s'agite au milieu des débris. Abandonne, lui fait-il comprendre. Abandonne. Et maintenant ... ? La voix de Kenny la sort de ses pensées et elle recule d'un pas, un seul et unique pas brusque en arrière, comme si elle vient de réaliser la situation dans laquelle tous deux se trouvent. Elle relève les yeux vers lui, perdue, presque paniquée. Je.. euh... Ses doigts vont se perdre dans sa chevelure brune dans un mouvement imprécis, l'envoyant en arrière. Que dire ? Que faire ? Tous ses sens sont en alerte, elle panique. Elle panique. Elle a envie de pleurer, de crier, de courir loin, d'échapper à cette noirceur qui reprend le dessus. Elle a peur, terriblement peur. Peur de la perte, de la déception, peur de la souffrance, peur de l'abandon. Elle a peur de se sentir à nouveau seule, peur de pleurer encore et encore, peur de s'attacher. Et dans sa tête, c'est comme si un milliard de boutons d'alertes s'étaient mis à clignoter tout d'un coup, tous ensemble. Son cœur lui crie de partir, de s'éloigner, de se cacher. La noirceur revient, elle la sent s'infiltrer à nouveau dans son corps et son esprit. La haine revient, plus obscure que jamais. Joe respire difficilement, ses yeux vont et viennent dans le couloir, ne sachant sur quoi se poser, et elle tripote ses doigts nerveusement. Je... s'il te plaît est-ce que tu peux... enfin... Elle balbutie, incapable de sortir une phrase ayant un sens, une phrase plus ou moins correcte. Elle panique, elle a peur de craquer encore, elle est perdue, seule, et elle ne sait plus quoi faire. Je... je peux pas Kenny... Elle tremble presque de nouveau et recule encore d'un pas. Son regard va et vient sur le visage du jeune homme, mais elle est incapable de croiser son regard plus d'un quart de seconde. Chancelante, elle s'appuie sur l'encadrement de la porte en se mordant la lèvre inférieure. J'suis désolée Kenny... Je peux pas, pas... pas maintenant. Elle recule encore jusqu'à être entièrement dans sa chambre, comme si à présent l'espace qui les sépare est suffisant. Comme si le fait d'être dans sa chambre la protégeait de tout le reste. Les larmes lui montent aux yeux et, enfin, elle ose replonger à nouveau dans le regard de Kenny. Et dans ces pupilles azur, on peut y lire deux choses. Un Je t'aime enfoui, caché, difficile à trouver. Mais surtout et avant tout : les mots vas-t-en comme gravés noir sur blanc.

« Et maintenant ... ? » La question large, la question évasive, la question sans réponse, la question à un million. Et maintenant ? Et maintenant quoi ? Il n'y avais pas trente-six milles alternatives ; deux chemins, tout au plus. Deux possibilités. Deux. Elle pouvait le jeter, là, maintenant. Elle pouvait lui demander de sortir de sa vie pour de bon, lui faire clairement comprendre qu'elle et lui, dans un futur proche comme lointain, c'était impossible. Qu'il avait grillé sa chance, pire, qu'il l'avait piétiné sans relâche à coups de crampons. Un coup, encore un coup, toujours les coups. « Je.. euh... » Il la reperdait. Il la reperdait. Pitié, prend l'autre chemin. « Je... s'il te plaît est-ce que tu peux... enfin... » Mais pourquoi le ferait-elle, hein ? C'était si simple d'emprunter le premier. Si simple de claquer une porte. De hurler, de frapper, de fuir. Par expérience, il savait que c'était plus facile. « Joe ... » Elle avait déjà fait un pas de géant loin de lui. C'était l'échappatoire le plus intéressant, le plus attirant. Tellement attirant qu'il dissimulait presque entièrement l'autre voie. L'autre solution. Mais celle-la, qui voulait la voir ? Qui voulait passer par la fenêtre alors qu'il était possible de sortir par les portes automatiques ? Qui voulait vraiment s'écorcher les mains à grimper jusqu'aux vitres alors que devant vous, les battants dessinaient la route ? « Je... je peux pas Kenny... » C'était de la torture, de la torture pure. C'était un cauchemar de la voir reculer dans ses larmes et de ne rien pouvoir faire. Ça prenait aux tripes de s'obliger à se retenir. Ça tirait au cœur de s'empêcher de la reprendre dans ses bras pour la calmer. Elle tremblait. Elle s'appuyait comme elle le pouvait. Elle était en chute libre. Il l'avait encore balancée de trop haut dans le vide. Kenny, quand est-ce que tu vas te décider à arrêter de l'achever ? « J'suis désolée Kenny... Je peux pas, pas... pas maintenant. » Encore un pas de plus loin de lui. Un pas de plus vers la première option, le premier chemin. Vas-y, Joe, hurle. Crie, frappe, fait quelque chose. Mais elle ne faisait rien, elle ne faisait plus rien. Retranchée derrière la ligne invisible de sa chambre, elle le regardait. Il avait du mal à le soutenir, ce regard là. C'était déroutant de lire autant de haine dans ces yeux. C'était trop nouveau, trop inédit. « Okay. » Pardon ? « Okay, je m'en vais. » Kenny, qu'est-ce que tu fais ? T'abandonnes, tu laisses tomber ? C'est bien beau tes discours sur l'amour. C'est mignon de foutre une croyance sur un chiffre, d'imaginer la nana de tes rêves avec un détonateur. Très poétique tout ça, gamin. Et maintenant ? Et maintenant quoi ? Tu vas juste laisser tomber comme ça ? Il est où ton grand geste romantique, ta sérénade, ta déclaration, ton plan B ? « Faut juste que tu saches que j'attendrai. » Bah c'est pas trop tôt, Roméo.Tais-toi. « J'attendrai. Pas que demain, ou dans deux semaines. J'attendrai jusqu'à ce qu'on soit vieux avec un pied dans la tombe et que je serai obligé de te dire que je t'aime quand même avec tes cheveux gris. Au moins ça. » Il haussa les épaules, un sourire en coin. Peut-être que ça allait lui en arracher un aussi, de sourire, peut-être que ça allait juste l'exaspérer ; il ne voulait rien en savoir. Il était déjà reparti à reculons vers la porte d'entrée, et en un rien de temps, retourné sur le palier comme si rien n'était jamais arrivé.

Okay. C'est tout ? Okay, je m'en vais. Joe est surprise, surprise et soulagée. Soulagée de le voir s'en aller, soulagée de le voir partir plus ou moins de son propre gré. Elle laisse échapper un soupir, ayant retenu sa respiration un peu trop longtemps, elle halète et tente de garder la tête haute, de rester forte, de rester impassible. Mais c'est trop tard, elle le sait. Il a vu, il a lu à travers les lignes, elle est affectée, il lui manque terriblement, elle a mal et souhaiterait que tout s'arrange. Il le sait, lui, qu'elle n'est pas cette fille aussi forte qu'on le prétend. Il le sait, lui, qu'elle cache tout derrière son beau sourire. Il le sait, lui, qu'elle renferme bien des secrets, enfouis au plus profond de son âme, cachés derrière sa bonne humeur et ses yeux pétillants de malice. Il la connaît, lui, et il sait. Alors pourquoi essaye-t-elle encore de se cacher derrière son visage fermé, neutre ? Pourquoi cherche-t-elle à lui mentir, à lui ? Car, oh oui, Joe a beau défendre la vérité et hair le mensonge, ce qu'elle fait tous les jours c'est mentir à sn entourage, mais pire que tout, elle se ment à elle-même. Tout va bien. Voilà le plus gros mensonge de sa vie. Je vais bien, ne t'inquiètes pas. Si seulement... Mais lui, Kenny, lui il a toujours su que quelque chose n'allait pas. Lui il n'y a jamais cru, à ses phrases là, et voilà qu'elle laisse partir le seul capable de lire à travers elle, de voir les choses cachées derrière son sourire, de voir le brillant de ses yeux comme autre chose que du bonheur. Mais merde Joe, pourquoi tu le laisses s'en aller, comme ça ? Pourquoi tu t'caches, pourquoi t'es lâche ? T'as peur. T'as peur, c'est tout. Peur de l'abandon, de la déception, peur d'avoir mal. Encore. Encore. Faut juste que tu saches que j'attendrai. Boum. Un boum soudain, brut, dans sa poitrine. Comme un battement plus sourd que les autres. Comme un choc violent et inattendu. Il attendra ? Joe est perdue, encore plus. L'attendre ? Elle voudrait lui crier qu'il attendra pour rien, mais c'est faux, même si elle n'est pas prête de se l'avouer. J'attendrai. Pas que demain, ou dans deux semaines. J'attendrai jusqu'à ce qu'on soit vieux avec un pied dans la tombe et que je serai obligé de te dire que je t'aime quand même avec tes cheveux gris. Au moins ça. Il décoche un sourire, et fait un pas en arrière. Puis deux, puis trois. Joe le fixe sans rien laisser paraître, encore sous le choc de ce qu'il vient de dire. Son regard est plongé dans le sien, et elle y voit de l'espoir. Un véritable espoir. Mais avant qu'elle ne puisse réagir, il est déjà parti, la porte d'entrée s'est refermée sur lui. Elle reste là un instant, seule dans ses pensées, appuyée sur l'encadrement de la porte de sa chambre. Puis machinalement, elle se retourne et fait face à son miroir. Et là, dans son reflet, il y a quelque chose qui la laisse perplexe. Là, sur ses lèvres se dessinent un léger sourire. Elle ne sait pas quand est-ce qu'il est apparu, mais il disparaît aussitôt qu'elle le découvre. Et pourtant, c'est comme si il avait laissé une trace indélébile là, juste là, sur son visage, mais aussi dans son esprit.