☼ i can't see clear no more,
what are you waiting for?

Ça fait une heure qu'elle est réveillée et pourtant, Charlotte, elle reste là, allongée sur son lit à regarder son plafond blanc. C'est pâle, c'est fade et sans vie, mais elle n'y prête pas vraiment attention. Elle réfléchit, en réalité. Elle se demande si elle a envie d'aller en cours – la typographie, c'est vraiment pas son cours préféré, elle se demande ce qu'elle va porter et elle se demande ce qu'elle va manger aussi. Au fond, toutes ces questions futiles (mais un peu importantes quand même ; il ne faudrait pas sortir l'estomac vide en ressemblant à un sac à patates !) ne sont qu'une façade pour ne pas penser à ce qui importe réellement : Isaac. Rien que de penser à son nom la fait soupirer. Après deux mois passés dans l'appartement d'Isaac, quinze phrases échangées au maximum, rien, absolument rien, ne se passe comme elle l'aurait imaginé.
C'est peut-être un peu stupide et naïf de sa part, mais Charlotte imaginait qu'en revenant, Isaac l'aurait attendue. Elle imaginait qu'ils pourraient reprendre là où ils s'étaient arrêtés. Où que ça soit, d'ailleurs, car elle n'était même pas certaine qu'ils se soient arrêtés quelque part. Elle imaginait que ça se passerait comme dans un compte de fée. Charlotte, un jour, portera plaindre contre Disney pour cette propagande mensongère.

Couchée sur le flanc, Charlotte a désormais le regard perdu quelque part entre sa table de nuit et la porte. Elle est confuse. Elle ne comprend pas toujours ce qu'il se passe, mais ce n'est pas le genre de personne à regarder et attendre que les choses se passent. L'aventurière, elle a un plan en tête. C'en est fini de fuir, c'en est fini des petites conversations superficielles qui ne mènent nulles part (sans compter qu'elles sont très rares, en plus !), c'est fini tout ça parce que Charlotte va y mettre fin tout de suite. Enfin, pas littéralement tout de suite parce qu'elle se voit mal débarquer dans la chambre de son colocataire pour faire une scène à une heure aussi précoce de la journée. Non, elle est beaucoup plus civilisée que ça la Charlotte !

Elle a tout fait comme à son habitude, il fallait qu'Isaac ne se doute de rien pour que son plan fonctionne. Elle s'était préparé un café, des œufs et des toasts. Elle a allumé la télévision pour regarder la météo du jour et pour regarder une partie d'un épisode de Pokémon en dégustant son petit-déjeuné et finalement, elle s'est dirigée vers la salle de bain en faisant un maximum de bruit, comme chaque matin, parce que clairement, la discrétion (même si elle a déjà essayé de nombreuses fois), ce n'est pas le truc de Charlotte.
Sous la douche, elle s'imagine toutes les possibilités, elle s'écrit un script dans sa tête alors qu'elle sait très bien qu'elle ne le suivra pas, elle s'imagine une fin heureuse et passionnée qui finirait par un baiser enflammé, elle secoue la tête en se disant qu'elle est stupide et puis, après un regard dans la glace, elle sort de la salle de bain en chantonnant la nouvelle chanson des One Direction. Non, elle n'aime pas, mais c'est le genre de chanson qui rentre et qui ne sort plus. Everybody wanna steal my girl. Everybody wanna take her heart away. Ha ! Ça pourrait presque convenir à la situation de Charlotte avec Isaac, sauf que la girl est un homme et qu'en vérité, il a déjà été volé. Charlotte arrive un peu trop tard.
Elle n'a pas voulu traîner plus longtemps, elle a déjà traîné pendant deux ans, il était plus que temps qu'elle reprenne les choses en main alors, Charlotte a enfilé les premiers vêtements qu'elle a vu dans son armoire (peut-être que, finalement, elle ressemblera à un sac à patates aujourd'hui, tant pis) et elle a quitté sa chambre presque en courant pour ouvrir la porte d'entrée qu'elle a lourdement claquée, tout en restant dans l'appartement. Oui, son plan était de faire croire à Isaac qu'elle était partie pour l'université quand, en réalité, elle se tenait là, dans leur hall d'entrée, appuyée à la porte. Vicieuse, elle ? A peine !

☾ oh, a long time ago, that night we had was my only claim to fame
yeah we were only friends, and girl you took away from us our happy end.

Quand le radio-réveil se mit en marche, exhalant comme chaque matin son flux de paroles à quelques centimètres de son oreiller, Isaac était déjà réveillé. Etalé sur le ventre, en biais de son lit, il fit ce qu’il faisait désormais tous les matins : il attendit. Que la vie, de l’autre côté du mur près duquel son crâne reposait, se déroule, puis s’en aille. Il connaissait la chorégraphie par cœur : la démarche traînante jusqu’à la cuisine, le remue-ménage, la télé, la symphonie de la douche, la porte. Il ne put s’empêcher de sourire lorsqu’il aperçut l’odeur de café dans l’air. Après avoir cassé le percolateur qu’il avait depuis son arrivée à Ayr, il y a une semaine, il s’était invité tous les matins chez Annie pour taper dans son café à elle, et vivre son réveil face à la tête familière de sa meilleure amie, comme lorsqu’ils étaient étudiants à Cardiff et que rien n’avait changé. Sauf qu’ils avaient fini par grandir, à devenir adultes, et puisqu’il paraissait qu’agir en tant que tel était la meilleure chose à faire, il était allé, comme la grande personne qu’il était, acheter une nouvelle machine à café au magasin d’électro. Quitte à devenir mâture, c’était ça ou faire face à Charlotte. Le choix avait été facile.  

Il se détestait de lui faire ça. La fuir comme s’il n’avait pas envie de la voir, comme si elle ne méritait pas son temps, comme s’il n’avait pas passé les deux dernières années comme un lion en cage à penser à elle, à rêver jusque dans ses poumons à pouvoir passer une nuit avec elle comme avant, l’aventure continentale, suivre le dédale des rues sans avoir la moindre idée d’où ils finiraient. L’extase de la retrouver avait été de courte durée, dès qu’il s’était rendu compte, à vrai dire, qu’il n’avait pas autant tourné la page qu’il le pensait. Crétin. Ce choix de vivre ensemble, mais dans deux dimensions différentes, avait été réfléchi. Après tout, il n’avait que ça à faire lors de ses débuts de matinées confinés dans sa chambre. Ce n’était pas de la lâcheté, tant pis ce qu’Annie avait beau dire, c’était de l’auto-préservation. Elle ne pouvait pas comprendre. Charlotte avait été tout pour lui, à une période de sa vie, et en refaisant sa vie ici, il ne se serait jamais douté que la globetrotteuse fondrait pour l’Ecosse. Il l’avait espéré, mais pas cru, pas une seule fois. Désormais il y avait India, douce et merveilleuse India au coeur bon et sensible, et Isaac ne se faisait pas confiance à lui-même lorsqu’il était près de Charlotte. Elle l’avait déjà rendu fou auparavant. A l’évidence, après la façon dont sa poitrine s’était serrée à lui faire mal lorsqu’elle lui racontait ses voyages, dans le taxi de retour de l’aéroport, elle en était toujours capable.

Alors, il attendit. La chaîne de radio crachota les informations, la météo, l’horoscope (cette journée allait être très enrichissante pour les capricornes, ben voyons), et lui, il se laissait réchauffer par le soleil d’hiver qui baignait sa chambre, l’éblouissant dans le processus, car il détestait fermer les rideaux. Lorsqu’il entendit la porte de la chambre de Charlotte s’ouvrir, signe qu’elle avait fini de se préparer, il sut qu’il n’en avait plus pour longtemps, aussi sauta-t-il hors du lit, enfilant un t-shirt et un pantalon de pyjama au dessus de son caleçon. Avant, Iz aimait se balader torse-nu le matin, mais depuis que le vis-à-vis de la fenêtre du salon le regardait avec un sourire félin, il s’était remis au textile. Comme il s’y attendait, la porte d’entrée claqua dans les deux minutes qui suivirent. Trente secondes plus tard, il sortait de sa chambre. Mourant d’envie de voir ce que valait sa nouvelle machine à café (un petit bijou qu’il avait choisi sur un coup de tête) il traversa l’appartement en quelques grandes enjambées, pressé de rejoindre la cuisine. Il y était presque, lorsque ses yeux, qui balayaient l’appartement par habitude, tombèrent sur un élément imprévu. La colocataire fantôme se tenait là, dans toute sa gloire, appuyée nonchalamment contre la porte qu’il aurait pourtant juré avoir entendu se fermer quelques instants plus tôt. Il s’arrêta subitement dans son parcours, réalisant que le timing ne jouait pas en sa faveur, et que s’il voulait jouer l’innocent, il devrait y aller au culot. "Oh, Charlotte." Souris idiot, il faut que ça ait l’air authentique. A mi-chemin de son sourire de bonjour, il y ajouta un semi-baîllement, pour le côté ‘je viens de me réveiller juste à l’instant’. "T’es pas censée être en cours, à cette heure-ci ?" Ajouta-t-il avec un coup d’œil préalable à l’horloge en aluminium sur le mur en face. Coup de grâce. A croire qu’il n’avait vraiment aucune idée de ses allers et venues. Puisque, à tout point de vue, c’était un matin comme les autres pour lui, et pas du tout un événement imprévu qui le faisait légèrement paniquer – le visage farouche de la belge ne lui disait rien qui vaille – il se dirigea vers la cuisine, prêt pour faire couler son bienaimé café.